ARTICLE 19, les autres acteurs de la société civile et les autres signataires individuels de cette déclaration invitent les autorités sénégalaises à abroger l’article 255 du code pénal, qui criminalise la publication de fausses nouvelles, et à respecter sa conformité avec les normes internationales. De même, elles sont priéesadopter une approche centrée sur les droits humains dans la lutte contre la désinformation; et pour la garantie et le respect des droits des personnes dans l’espace numérique, notamment la liberté d’expression.
Au cours de la dernière décennie, les gouvernements en Afrique subsaharienne (ASS) ont eu tendance à appliquer des condamnations pénales strictes à la désinformation et à d’autres types d’informations « fausses » ou « trompeuses ». Alors que nombre de ces dispositions sont expressément contenues dans les codes pénaux adoptés dans les années 1800 par divers systèmes coloniaux en Afrique; les gouvernements ont introduit ces dernières années de nouvelles restrictions législatives, souvent sous couvert de la lutte contre la cybercriminalité ou de la préservation de l’intégrité électorale. Dernièrement, le COVID-19 a incité certains gouvernements à adopter des mesures d’urgence qui criminalisent la désinformation liée à la pandémie. Plus récemment, au Sénégal, le 10 juin 2022, un membre du parlement a été placé en détention pour offense au chef de l’État, diffusion de fausses nouvelles et diffamation.
La désinformation désigne la diffusion de fausses informations de manière non intentionnelle. Lorsque de telles informations sont diffusées intentionnellement pour causer un préjudice social grave, on parle de désinformation. Bien que les deux soient problématiques, les Nations Unies ont appelé les États à éviter l’usage » des mesures disproportionnées, comme la coupure d’Internet, et adopté des lois vagues et trop larges pour incriminer, bloquer, censurer et réfréner les discours en ligne, réduisant ainsi l’espace civique ». Elle a ajouté que ces lois « sont incompatibles avec le droit international des droits de l’homme et contribuent de surcroît à amplifier les perceptions erronées, à attiser la peur et à conforter la défiance du public envers les institutions ».
La société civile et les médias conjuguent leurs efforts pour lutter contre la désinformation
Le Mercredi 18 Mai 2022, s’est tenu un atelier de renforcement de capacités des médias et des organisations de la société civile sur les lois et politiques adoptées pour contrer la désinformation et leurs impacts sur les Droits Humains en particulier sur la liberté d’expression. Cet atelier organisé par ARTICLE 19 avec l’appui financier du gouvernement américain, Bureau of Democracy, Human Rights and Labor (DRL), s’inscrit dans le cadre de la mise en œuvre du projet: « Promoting Rights-Respecting Approaches to Tackling Disinformation in Africa » _ (Promouvoir des approches respectueuses des droits humains dans la lutte contre la désinformation en Afrique » en consortium avec Protégé QV du Cameroun, CIPESA en Uganda; et le Centre des droits de l’homme de l’Université de Pretoria (CHR).
L’objectif global du projet est de garantir que les réponses apportées à la désinformation en Afrique subsaharienne soient conformes aux normes internationales en matière de droits de l’homme. Cette formation s’inscrit aussi dans la mise en œuvre de l’un des objectifs spécifiques du projet qui est de renforcer les capacités des groupes locaux en Afrique subsaharienne à s’engager dans des débats et discussions sur les politiques locales afin de promouvoir des approches respectueuses des droits qui protègent la liberté d’Internet dans les réponses à la désinformation. L’atelier a regroupé un total de 20 participants parmi lesquels des journalistes et autres acteurs des médias, des acteurs de la société civile, des professeurs d’universités, des activistes des droits humains et du numérique, des étudiants d’école de journalisme et de média ainsi que des spécialistes des médias sociaux.
L’atelier a permis d’outiller les participants à analyser les lois et politiques sur la désinformation d’un point de vue droits humains grâce une méthodologie développée par l’un des partenaires au projet. La formation a également été l’occasion de présenter le LEXOTA, qui est une plateforme interactive en ligne qui fournit une analyse détaillée des lois et des actions gouvernementales en matière de désinformation en Afrique subsaharienne. Il s’agit d’un outil innovant pour les défenseurs des droits de l’homme, les chercheurs, les acteurs des médias, les journalistes, les enseignants ainsi que les décideurs politiques.
Comme le souligne LEXOTA : L’article 255 du code pénal érige en infraction “la publication, la diffusion, la divulgation ou la reproduction de nouvelles fausses lorsqu’elle est faite ou non de mauvaise foi; aura entraîné la désobéissance aux lois du pays; ou a porté atteinte au moral de la population, ou jeté le discrédit sur les institutions publiques ou leur fonctionnement”. LEXOTA note que l’article n’établit pas de données claires pour déterminer si une nouvelle est « fausse » ou non. Il ne précise pas non plus le seuil requis pour déterminer si le moral de la population a été atteint ou si les institutions publiques ont été discréditées. L’article 255 échoue donc à fournir des orientations claires aux individus et offre un pouvoir discrétionnaire trop important aux personnes chargées de l’application de cette loi », conclut LEXOTA.
En vertu de l’article 255, un individu, une organisation ou une société peut être condamné à une amende de 100 000 à 1 500 000 francs CFA et à une peine d’emprisonnement d’ un à trois ans. Si l’amende et la peine de prison maximales sont imposées sans tenir compte des circonstances de l’infraction, les sanctions peuvent être disproportionnées », indique l’analyse de LEXOTA. C’est notamment le cas lorsqu’aucun préjudice n’a pas été causé.
Les réponses à la désinformation ne doivent pas porter atteinte à la liberté d’expression
S’il est vrai que le développement de l’internet a contribué à multiplier la manipulation de l’information sur la politique, sur les droits humains notamment le droit à la santé, le droit à une information de qualité entre autre, il faut souligner que, les réponses juridiques ou politiques insuffisamment élaborées pour répondre à la désinformation peuvent, elles-mêmes, présenter des risques sérieux d’atteinte aux droits de l’homme, en particulier la liberté d’expression, et l’accès à l’information en restreignant un large éventail de discours, en promouvant l’autocensure. En conséquence, les sanctions prévues pour punir les manquements à la loi sont parfois disproportionnées. Les normes internationales sur la question stipulent clairement que toute restriction de la liberté d’expression doit remplir trois conditions cumulatives :
- Être prévue par la loi (légalité) ;
- Poursuivre un ou plusieurs buts légitimes (légitimité) ;
- Être nécessaire dans une société démocratique, ce qui implique qu’elle soit proportionnée à l’objectif légitime poursuivi (nécessité).
Ainsi, il en ressort de l’analyse de l’article 255 du code pénal lors de l’atelier par les participants, que la formulation demeure vague et que les peines maximales applicables à l’infraction de publication ou de diffusion de fausses nouvelles sont disproportionnées. Dès lors, il demeure important pour le gouvernement du Sénégal d’adapter cet article aux conventions internationales auxquelles le Sénégal a souscrit afin qu’il réponde aux exigences internationales.
Par ailleurs, les participants sont convaincus de la nécessité et de l’urgence de protéger et promouvoir les droits humains en ligne en particulier la liberté d’expression. La liberté d’expression est la pierre angulaire de la démocratie, et sa protection est fondamentale pour que les gens puissent bénéficier d’une société juste et équitable. Tout manquement à la protection de la liberté d’expression sape les fondamentaux de la démocratie.
Au-delà du rôle que les gouvernements doivent jouer dans la mise place de politiques et lois respectueuses des droits humains face au phénomène de la désinformation, les participants, conscients du rôle que devrait jouer tous les segments de la société face à ce phénomène en particulier les médias et la société civile; se sont engagés à faire preuve de plus de professionnalisme et à travailler en synergie avec d’autres acteurs, notamment les fact-checkers pour des outils et techniques qui permettront de lutter contre la désinformation
Signataires :
Les organisations de la société civile:
- AFRICTIVISTES
- AFRICAJOM CENTER
- APPEL , Association des Editeurs et Professionnels de la Presse en ligne
- RADDHO, Rencontre Africaine pour la Défense des Droits de L’homme
Les individus :
- Dr. MBAYE CISSE, Chercheur, Spécialiste en Etude de Droit Comparé, membre du comité juridique de la LSDh
- Adama Biteye, Comité senegalaise des Droits de l’Homme
- Ndeye Fatou Touré, Journaliste à PressAfrik
- Monia INAKANYAMBO, Journaliste à iGFM