Déclaration publique conjointe (AFR 38/002/2015)
Nous, organisations de la société civile et de défense des droits humains, demandons la libération immédiate et sans condition de Mohamed Cheikh ould Mohamed Mkhaïtir blogueur âgé de 29 ans. Nous considérons que cet homme est un prisonnier d’opinion, qui n’a commis aucune infraction et n’a fait qu’exercer pacifiquement son droit à la liberté de pensée, de conscience, d’expression et de religion.
Le droit international interdit toute contrainte pouvant porter atteinte au droit d’avoir ou d’adopter une religion ou une conviction, y compris le recours à des sanctions pénales pour obliger des croyants ou des non-croyants à adhérer à des convictions religieuses, à abjurer leur religion ou leurs convictions ou à se convertir. En outre, nous considérons que cette disposition du code pénal mauritanien, imposant la peine de mort, constitue une violation des obligations internationales de la Mauritanie.
Mohamed Mkhaïtir a été maintenu en détention provisoire pendant près d’un an. Il a été condamné à mort pour apostasie[1] le 24 décembre 2014 par le tribunal de Nouadhibou, dans le nord-ouest de la Mauritanie. En décembre 2013, il avait mis un article en ligne sur le site du quotidien en ligne Aqlame qui avait plus tard été retiré car il était considéré comme blasphématoire à l’égard du prophète Mahomet. Cet article était adressé aux membres de sa catégorie sociale, les moualamines (forgerons), et critiquait ceux qui utilisent la religion pour marginaliser certains groupes dans la société mauritanienne.
Bien que l’article 306[2] du Code pénal mauritanien prévoit des mesures de clémence en cas de repenti, Mohamed Mkhaïtir n’en a pas bénéficié malgré le fait qu’il se soit repenti lors de son audience préliminaire à la gendarmerie.
Durant son procès au tribunal de Nouadhibou, le juge a dit à Mohamed Mkhaïtir qu’il était accusé d’apostasie pour « avoir parlé avec légèreté » du prophète Mahomet. Mohamed Mkhaïtir s’est de nouveau repenti pendant son procès, expliquant que son article avait pour seul but de dénoncer ceux qui utilisent la religion pour rabaisser les autres. Cependant, il n’a bénéficié d’aucune mesure de clémence. Il s’agit de la première condamnation à mort prononcée en Mauritanie pour apostasie depuis l’indépendance en 1960.
Ses avocats ont depuis lors formé un recours contre sa condamnation à mort.
Le droit à la liberté d’expression est un droit individuel fondamental. Selon la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, établie conformément à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP), à laquelle la Mauritanie est partie, la liberté d’expression a deux principales composantes : le droit de recevoir des informations, et le droit d’exprimer et de diffuser ses opinions.
Le rapporteur spécial des Nations Unies sur la liberté de religion ou de conviction a observé en particulier que la liberté de religion ou de conviction et la liberté d’expression sont deux droits fondamentaux qui se renforcent mutuellement[3]. Il a remarqué par ailleurs que tout comme la liberté d’expression, la liberté de religion ou de conviction a une forte dimension communicative qui recouvre le partage de ses convictions avec autrui, la réception et la diffusion d’informations sur des questions en relation avec la religion ou les convictions, et la tentative de persuasion d’autrui d’une manière qui ne soit pas coercitive[4].
Dans son Observation générale n° 34[5], le Comité des droits de l’homme, établi en vertu du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), note en outre que « les interdictions des manifestations de manque de respect à l’égard d’une religion ou d’un autre système de croyance, y compris les lois sur le blasphème, sont incompatibles avec le [PIDCP] », sauf dans les circonstances spécifiques où des individus appellent « à la haine nationale, raciale ou religieuse, [ce qui constitue] une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence » (article 20 du PIDCP)[6].
Nous rappelons aussi aux autorités mauritaniennes la recommandation récente du Comité des droits de l’homme qui stipule que la Mauritanie « devrait supprimer de sa législation le crime d’apostasie et autoriser les Mauritaniens à jouir sans réserve de leur liberté de religion »[7]
Nous les organisations signataires, nous opposons à la peine de mort en toutes circonstances et sans aucune exception, indépendamment de la nature et des circonstances de l’infraction commise, de la situation du condamné, de sa culpabilité ou de son innocence, ou encore de la méthode utilisée pour procéder à l’exécution. La peine capitale viole le droit à la vie tel qu’il est proclamé par la Déclaration universelle des droits de l’homme, et elle constitue le châtiment le plus cruel, inhumain et dégradant qui soit. La condamnation à mort de Mohamed Mkhaïtir est aussi une violation claire des obligations de la Mauritanie en vertu du PIDCP de respecter le droit à la liberté d’expression.
Les signataires
Article 19 ; Action des Chrétiens pour l’abolition de la Torture ; Africtivistes (Sénégal) ; Agir Ensemble pour les Droits de l’Homme (France) ; Amnesty International ; Anti Slavery International ; Association des Femmes Chefs de Famille (Mauritanie) ; Association mauritanienne des droits de l’Homme (Mauritanie) ; Association Semfilms (Burkina Faso) ; Centre for Civil and Political Rights (Suisse) ; Comité de Solidarité avec les Victimes des Violations des Droits Humains (Mauritanie) ; Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH) ; Forum des Organisations Nationales des Droits de l’Homme en Mauritanie (Mauritanie) ; Initiative pour le Résurgence du Mouvement Abolitionniste (Mauritanie) ; Initiative pour le Résurgence du Mouvement Abolitionniste, IRA (USA) ; Ligue pour la Défense de la Justice et de la Liberté (Burkina Faso) ; Minority Rights Group International (Grande-Bretagne) ; Mouvement Burkinabè des Droits de l’Homme et des Peuples (Burkina Faso) ; Pen International ; Rencontre Africaine pour la Défense des Droits de l’Homme (RADDHO) (Sénégal) ; Reporters sans Frontières (RSF) ; Society for Threatened Peoples ; SOS Esclaves (Mauritanie) ; World Organisation Against Torture.
[1] L’abandon et la critique de la foi, des convictions ou des causes religieuses.
[2] L’article 306 du Code pénal mauritanien dispose que « [tout musulman coupable du crime d’apostasie […] sera invité à se repentir dans un délai de trois jours […] S’il ne se repent pas dans ce délai, il est condamné à mort en tant qu’apostat. » L’article indique par ailleurs : « Toute personne coupable du crime d’apostasie (Zendagha) sera, à moins qu’elle ne se repente au préalable, punie de la peine de mort », et également que « [si elle] se repent avant l’exécution de cette sentence, le parquet saisira la Cour suprême, à l’effet de sa réhabilitation dans tous ses droits, sans préjudice d’une peine correctionnelle prévue au 1er paragraphe du présent article [de trois mois à deux ans d’emprisonnement et d’une amende de 5 000 à 60 000 ouguiyas mauritaniens – soit de 15 à 181 euros environ]. »
[3] Rapport d’activité du Rapporteur Spécial sur la liberté de religion ou de conviction, 13 août 2012, paragraphe 17, http://daccess-ods.un.org/access.nsf/Get?OpenAgent&DS=A/67/303&Lang=E, (consulté le 2 mars 2015).
[4] Ibid, paragraphe 27.
[5] CDH, Observation générale no 34 sur le PIDCP, 12 septembre 2011, paragraphe 48, www2.ohchr.org/english/bodies/hrc/docs/CCPR.C.GC.34_fr.doc, (consulté le 2 mars 2015).
[6]PIDCP, article 20, http://www.ohchr.org/FR/ProfessionalInterest/Pages/CCPR.aspx, (consulté le 2 mars 2015).
[7] CDH, Observations finales concernant le rapport initial de la Mauritanie, 21 novembre 2013, paragraphe 21, CCPR/C/MRT/CO/1, http://tbinternet.ohchr.org/_layouts/treatybodyexternal/Download.aspx?symbolno=CCPR/C/MRT/CO/1&Lang=Fr (consulté le 2 mars 2015).