Jeudi 07 mai, l’Assemblée nationale va débattre en séance publique de la proposition de loi contre “la manipulation de l’information”, telle que révisée par la Commission des affaires culturelles et de l’éducation et la Commission des lois. Cette proposition de loi présente de graves dangers pour la liberté d’expression. Le concept de “fausses informations” reste trop vague et laisse la voie ouverte à des dérives. Les pouvoirs donnés au CSA sont exorbitants et risquent d’avoir un effet contreproductif. ARTICLE 19 appelle l’auteur de la proposition, Mr Richard Ferrand, à retirer ce texte avant son adoption en première lecture.
Suite aux accusations d’ingérence russe dans les élections présidentielles américaines et françaises, le gouvernement français a annoncé son intention de proposer une loi afin de lutter contre les campagnes massives de diffusion de ‘fausses’ informations (‘fake news’), notamment en ligne.
Le 16 mars, Mr Richard Ferrand, a déposé une proposition de loi organique relative à la ‘lutte contre les fausses informations’. Le texte a en partie été réécrit par la Commission des lois dont les amendements ont été largement repris par la Commission des affaires culturelles et de l’éducation lors de son examen le 23 mai 2018. La Commission a également modifié le titre de la proposition de loi et l’a rebaptisée ‘loi contre la manipulation de l’information’. Le texte doit maintenant être débattu en séance publique le 07 juin.
Axes de la réforme
La proposition de loi vise la ‘manipulation’ de l’information en période de débat électoral (périodes pré-électorales et électorales), notamment en ligne. Elle vient notamment compléter les lois existantes relatives à la responsabilité civile et pénale des auteurs de fausses informations (voir notamment l’article 27 de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse). Les grands axes de la réforme comprennent les mesures suivantes :
- Procédure accélérée de blocage ou retrait de fausses informations par le juge : le texte permet le blocage, déréférencement ou retrait de ‘fausses informations’ suite à une décision judiciaire rendue 48 heures après dépôt de la demande (procédure de référé). Cette dernière peut être faite par le ministère public, tout candidat, tout parti ou groupement politiques ou toute personne ayant intérêt à agir. Constitue une fausse information “toute allégation ou imputation d’un fait dépourvue d’éléments vérifiables de nature à la rendre vraisemblable”. Le juge doit en outre être satisfait que les fausses informations en question soient de nature à “altérer la sincérité du scrutin à venir, sont diffusées de mauvaise foi, de manière artificielle ou automatisée et massive”.
- Obligations de transparence des plateformes : la proposition de loi impose des obligations de transparence renforcées aux plateformes “dont l’activité dépasse un seuil de nombre de connexions sur le territoire français”. Ces dernières sont notamment tenues de fournir à leurs utilisateurs une information “loyale, claire et transparente” sur l’identité des personnes physiques ou morales leur versant des rémunérations en contrepartie de la promotion de contenus d’information “se rattachant à un débat d’intérêt général”. Tout manquement à ces obligations est puni d’un an d’emprisonnement et de 75 000 EUR d’amende. Les personnes morales déclarées pénalement responsables peuvent également se voir interdire l’exercice de leur activité professionnelle pour une période allant jusqu’à 5 ans.
- Obligation de mise en place d’un dispositif de signalement des fausses informations sur les plateformes : Les plateformes ont également l’obligation de mettre en place un dispositif facilement accessible et visible permettant à toute personne de signaler la présence de fausses informations. Elles doivent en outre rendre publics les moyens qu’elles consacrent à la lutte contre la diffusion de fausses informations. Le Conseil supérieur de l’audiovisuel s’assure du suivi de ces obligations, ainsi que de celles relatives à la transparence des contenus sponsorisés.
- Accords de coopération : par ailleurs, le texte encourage la conclusion d’accords de coopération entre les plateformes et plusieurs parties prenantes, dont les agences de presse, éditeurs, associations représentatives de journalistes et “toute autre organisation susceptible de contribuer à la lutte contre la diffusion de fausses informations”.
La proposition de loi contient en outre des mesures visant essentiellement les chaînes contrôlées par ou sous influence d’un État étranger, notamment lorsque celles-ci diffusent, de façon délibérée, des fausses informations de nature à altérer la sincérité du scrutin. Le texte donne ainsi la possibilité au Conseil Supérieur de l’Audiovisuel de suspendre provisoirement ou de retirer unilatéralement la convention permettant la distribution de services de communication au public lorsque ce dernier estime que cette interdiction est nécessaire à la sauvegarde de l’ordre public ou lorsque ledit service porte atteinte “aux intérêts fondamentaux de la Nation”, notamment par la diffusion de fausses informations.
Violation des standards internationaux de liberté d’expression
ARTICLE 19 est fortement préoccupée par cette proposition de loi qui n’est à notre sens ni nécessaire ni proportionnée, et qui risque de plus de s’avérer contreproductive.
Nous rappelons qu’en vertu du droit international des droits de l’homme, toute restriction à la liberté d’expression doit être prévue par la loi, poursuivre un but légitime et être nécessaire et proportionnée au but poursuivi. La condition de légalité implique notamment que la loi soit suffisamment précise pour permettre aux individus de prévoir les conséquences de leurs actes. C’est loin d’être le cas de la proposition de loi sur la manipulation de l’information.
Une définition trop imprécise
Bien que les auteurs de la proposition de loi aient tenté de concilier la protection de l’intégrité du processus démocratique et de l’ordre public avec celle de la liberté d’expression – notamment en laissant la décision de retrait ou blocage de fausses informations à l’appréciation du juge –, force est de constater que ces précautions demeurent insuffisantes. En effet, la définition de ‘fausses informations’ reste largement insatisfaisante. Elle méconnaît notamment la difficulté inhérente à tout exercice de distinction entre fait et opinion. En l’état, l’avancement de théories scientifiques minoritaires telles que celles de Copernic ou Galilée à leur époque pourrait tomber sous le coup de cette définition, tout comme de nombreuses affirmations émises par l’actuel président des États-Unis. Une telle définition demeure beaucoup trop vague pour ne pas ouvrir la voie à des abus ou des interprétations malencontreuses de la part des juges, avec pour résultat le retrait d’informations légitimes.
Une procédure non équitable et prône à l’instrumentalisation électorale
ARTICLE 19 note également que la procédure de référé place une responsabilité particulièrement lourde sur les juges, qui sont tenus de décider de la véracité d’informations dans un délai bien trop court (48h). En outre, la procédure de référé ne fait aucune mention de la possibilité pour les auteurs des informations en question de contester la demande (à tout le moins lorsque l’identification des auteurs est possible). Dans ces conditions, on peut également s’interroger sur la manière dont peut être établie la mauvaise foi. Par ailleurs, la procédure étant ouverte à tout candidat, tout parti ou groupement politiques, elle est clairement susceptible d’être instrumentalisée pendant les élections. Ainsi, la proposition de loi place le juge en arbitre du débat démocratique, une position qui n’est pas forcément souhaitable.
Des obligations de transparence sanctionnées trop lourdement
Si les obligations de transparence renforcées, notamment celles relatives aux contenus sponsorisés, constituent un développement plutôt positif, ARTICLE 19 s’inquiète de les voir sanctionner par des peines particulièrement lourdes. Ceci paraît d’autant plus disproportionné que l’identification des personnes morales responsables des contenus sponsorisés pourrait ne pas être facile à établir dans tous les cas.
Autres préoccupations
Par ailleurs, si la mise en place de procédure de signalement de fausses informations n’est pas en elle-même contestable du point de vue de la protection de la liberté d’expression, ARTICLE 19 s’inquiète de ce qu’elle semble sous-entendre que les plateformes devraient retirer ce type de contenus. A notre avis, cela pose des risques sérieux pour la liberté d’expression car cela conduit des entreprises à censurer des informations sur la base de critères flous et en l’absence de mécanisme assurant leur redevabilité en cas d’erreur. ARTICLE 19 s’inquiète également de la possibilité d’accords de coopération entre plateformes et autorités publiques (par exemple, la police) en l’absence de mécanismes de protection quant à l’accès des données des utilisateurs.
Enfin, ARTICLE 19 est fortement préoccupée par les pouvoirs donnés au CSA de supprimer la convention de distribution de services de communication au public par les chaînes jugées comme étant sous influence d’États étrangers. Nous nous inquiétons notamment de ce que les critères permettant la suspension ou retrait de la convention sont extrêmement vagues (intérêts fondamentaux de la nation) et confèrent ainsi un pouvoir discrétionnaire exorbitant à une autorité administrative. En outre, nous estimons que ces mesures pourraient avoir des effets contreproductifs en ce qu’elles pourraient entraîner des représailles de même type de la part des États concernés. Au final, cela risque de diminuer le pluralisme des médias, de limiter la circulation transfrontière des informations et des idées, et d’empêcher la couverture médiatique légitime d’évènements ou débats d’intérêt général.
Au vu de ces préoccupations, ARTICLE 19 appelle l’auteur de la proposition de la loi à la retirer avant son adoption en première lecture. A tout le moins, l’Assemblée Nationale doit remédier aux manquements identifiés plus haut et s’assurer que la proposition de loi soit conforme aux normes internationales de protection de la liberté d’expression.