ARTICLE 19 s’inquiète de plusieurs propositions de loi et décisions récentes du gouvernement français qui nuisent considérablement à l’exercice de la liberté d’expression. La proposition de loi relative à la sécurité globale, le projet de loi confortant le « respect des principes républicains » et la dissolution de certains collectifs et organisations non gouvernementales sont particulièrement alarmants. ARTICLE 19 demande le retrait de l’article 24 de la proposition de loi sur la sécurité globale et propositions similaires dans le projet de loi confortant le respect des principes républicains. Nous appelons également au retrait des propositions de reconnaissance faciale et surveillance biométrique de masse. Enfin, nous demandons que toute décision de dissolution d’une association ne soit prise qu’exceptionnellement et suite à une procédure judiciaire afin de garantir leur pleine compatibilité avec les standards internationaux des droits humains.
La France traverse actuellement une période de débat politique virulent, notamment depuis la décapitation du professeur Samuel Paty pour avoir partagé avec ses élèves des caricatures du prophète Mohammed pendant un cours sur la liberté d’expression en Octobre 2020. La proposition de loi relative à la sécurité globale, le projet de loi confortant le « respect des principes républicains » ainsi que la décision de dissoudre certains collectifs et ONGs font partie des réponses du gouvernement face aux attaques récentes. Le gouvernement avance principalement que ces mesures visent à renforcer l’unité et à mettre fin au séparatisme religieux dans le pays.
Cependant, la France est également tenue de respecter le droit à la liberté d’expression en vertu du Pacte International relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), dont elle est signataire. Toute restriction à la liberté d’expression doit donc (1) être prévue par la loi ; (2) viser un des buts légitimes énoncés de manière exhaustive à l’Article 19 (3) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ou à l’Article 10 (2) de la Convention européenne des droits de l’Homme ; (3) être nécessaire et proportionnée à ce but. Toute législation doit respecter ces principes. ARTICLE 19 s’inquiète que ces projets de lois et décisions récentes de dissoudre plusieurs associations aient un effet néfaste sur les libertés d’expression et d’association en France.
La proposition de loi relative à la sécurité globale
Le 24 novembre 2020, l’Assemblée Nationale a adopté en première lecture la proposition de loi « relative à la sécurité globale ». Entre le 16 et le 18 mars, le Sénat va débattre en séance publique des amendements déposés sur le texte de la commission des lois du Sénat, ce dernier ayant été déposé le 3 mars. D’emblée, ARTICLE 19 s’inquiète de ce qu’une proposition de loi qui pose de graves questions pour le respect du droit à la vie privée et à la liberté d’expression puisse être adoptée suivant une procédure accélérée. Cela est d’autant plus préoccupant qu’aucune urgence n’est avérée pour justifier une telle procédure.
Article 24 et protection de la police
L’une des dispositions les plus préoccupantes de la proposition de loi est l’article 24, dont le but, selon les rédacteurs, est de « protéger ceux qui nous protègent ». La version du texte adopté par l’Assemblée Nationale établit comme délit punissable par un an d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende, le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit, “dans le but manifeste qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique”, l’image du visage ou tout autre élément d’identification qui permettrait d’identifier un membre des forces de l’ordre agissant dans le cadre d’une opération de police. Le texte précise que ce délit est “sans préjudice du droit d’information”.
Les termes utilisés dans cette disposition sont éminemment vagues. Aucune précision n’est donnée quant à la façon dont la captation d’une image et sa diffusion pourrait porter atteinte à l’intégrité physique ou psychique de la police. La notion d’atteinte à l’intégrité psychique est extrêmement floue et sujette à des interprétations subjectives. Il n’y a pas davantage de précision sur la manière dont ces intentions doivent se manifester pour que ce nouveau délit soit constitué. Par ailleurs, une vague intention de nuire est suffisante sans que le préjudice réel ait à être établi. En l’état, cette disposition pourrait être aussi bien utilisée pour empêcher les citoyens de critiquer l’action de la police que pour supprimer des preuves éventuelles de violences policières.
La police est un service public. L’exercice de la fonction policière se doit donc d’être transparent. Protéger l’intégrité physique ou psychique des forces de l’ordre ne saurait servir de couverture à l’impunité pour des actions commises dans le cadre d’opérations de police. Nonobstant la référence au droit d’informer, ARTICLE 19 s’inquiète particulièrement des répercussions que cet article pourrait avoir sur l’activité des militants qui documentent les actions de la police lors de manifestations ou autres rassemblements publics. D’après nos recherches, il n’y a d’ailleurs pas de disposition équivalente dans des pays, tels que l’Allemagne, l’Irlande, les Pays-Bas ou le Canada (Québec) (pour plus d’informations, voir l’annexe à cette déclaration).1Nous souhaitons remercier les cabinets d’avocats DLA Piper, Blake, Cassels and Graydon LLP et Dentons pour leurs recherches sur le droit applicable dans ces pays, et TrustLaw à la Thomson Reuters Foundation pour avoir facilité le projet de recherche.
Le 3 mars 2021, la commission des lois du Sénat a réécrit sa propre version de l’article 24 de la proposition de loi. L’article 24 est maintenant divisé en deux infractions:
- Un nouveau délit de “provocation à l’identification”, qui sanctionne “la provocation, dans le but manifeste qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, à l’identification” des forces de l’ordre qui “agissent dans le cadre d’une opération de police.” Ce délit est punissable de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende. Les sanctions prévues sont applicables lorsque la provocation concerne le conjoint, le partenaire ou l’enfant d’un membre des forces de l’ordre.
- La deuxième infraction sanctionne le fait de procéder à un traitement de données à caractère personnel relatives à des fonctionnaires ou personnes chargées d’un service public en raison de leur qualité hors des finalités prévues par le RGPD et la loi informatique et liberté. Cette infraction est punissable de cinq ans d’emprisonnement et de 300 000 euros d’amende.
Le nouveau texte est difficilement compréhensible. “La provocation à l’identification” est pour le moins un concept nouveau. Pourtant, aucune précision n’est donnée quant à sa signification possible. ARTICLE 19 s’inquiète également de la portée de la nouvelle disposition, étendue à “d’autres éléments d’identification qui ne seraient pas des images mais qui seraient pourtant diffusés avec la même intention malveillante à son égard et l’intention de lui nuire”. Il ne s’agit plus uniquement de la diffusion d’images. L’objet de la nouvelle disposition laisse entendre que cela inclurait un “commentaire malveillant sous les images publiées”. Ceci est d’autant plus grave que la nouvelle infraction est punissable de cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende. Ces dispositions sont donc vagues et accompagnées de sanctions disproportionnées. Par ailleurs, l’adoption d’un tel délit n’est pas nécessaire, puisque l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse sanctionne déjà l’incitation à commettre des actes de violence à l’égard de quiconque, y compris les forces de l’ordre.
La deuxième infraction nous paraît également disproportionnée en imposant des sanctions pénales extrêmement lourdes pour ce qui est à l’origine un régime civil et administratif de protection des données. A cet égard, il est préoccupant que la nouvelle infraction ne fasse aucune référence à des éléments d’intentionnalité et ne tienne aucun compte du fait que des erreurs quant à la finalité du traitement de données personnelles peuvent avoir lieu. Le fait de donner une protection particulière au traitement des données relatives à des fonctionnaires ne paraît pas non plus justifié. In fine, cette nouvelle disposition nous paraît trop vague, ouverte aux abus et assortie de sanctions disproportionnées.
Nous demandons donc le retrait pur et simple de cette disposition, qui est gravement attentatoire aux droits et libertés.
Reconnaissance faciale et surveillance de masse
Dans le cadre du débat à huis-clos du 3 mars 2021, les sénateurs et sénatrices avaient proposé d’inscrire une nouvelle disposition au code de la sécurité intérieure instaurant « un cadre juridique encadrant l’usage de la reconnaissance faciale dans les enquêtes terroristes ». Pour cela, le couplage de deux différentes bases de données devait être autorisé : le fichier automatisé des empreintes digitales et le fichier des personnes recherchées pour ensuite les relier à un système de vidéoprotection. Un autre amendement signé par 19 sénateurs proposait également d’étendre l’utilisation de la reconnaissance faciale au-delà de la lutte contre le terrorisme.
Finalement, la commission des lois du Sénat a rejeté ces amendements. ARTICLE 19 rappelle toutefois que la surveillance biométrique de masse dans l’espace public, notamment la reconnaissance faciale, n’est pas compatible avec les standards internationaux des droits de l’homme et ne répond pas aux conditions de légitimité, nécessité et proportionnalité de l’Article 19 du PIDCP. Elle normalise de manière totalement injustifiée une culture de la suspicion où les individus ne sont plus traités en tant que citoyens mais comme suspects. En plus des violations au droit de la vie privée et à l’anonymat des individus, il y a un fort effet dissuasif sur le droit des personnes à s’exprimer librement dans l’espace public et de participer à la vie publique d’une société démocratique. Des études conduites au niveau européen montrent que le fait de se savoir surveillé et suivi peut conduire les personnes à ne pas rejoindre des assemblées publiques ou à ne pas participer à la vie sociale et culturelle, et à ne pas exprimer librement leurs opinions et croyances, religieuses ou non, dans l’espace public.
ARTICLE 19 est donc particulièrement déçu qu’ un amendement qui proposait un moratoire de deux ans pour interdire “aux autorités publiques de déployer tout traitement automatisé de recueil de l’image d’une personne par le moyen de la vidéoprotection à des fins d’exploitation biométrique, dans l’espace public, sans le consentement des personnes concernées” ait été également rejeté.
Encore une fois, nous demandons le retrait des amendements relatifs à la surveillance biométrique et un examen d’ensemble de la proposition de loi à l’aune des normes internationales en matière de droits humains.
« Loi séparatisme »
Le projet de loi confortant le respect des principes républicains a été présenté au Conseil des Ministres le 9 décembre 2020. Ce projet de loi marque l’intention du président français de lutter contre « l’islamisme et le séparatisme musulman » et de sanctionner des comportements considérés « contraires aux valeurs de la République ». Le projet de loi a été adopté en première lecture à l’Assemblée Nationale le 16 février 2021. Le Sénat examinera le projet de loi à partir du 30 mars.
Selon le gouvernement, les principales dispositions du projet de loi visent à protéger et à laïciser davantage les services publics, ainsi qu’à établir des obligations de transparence dans l’exercice du culte. Par ailleurs, certaines dispositions sont relatives à la “lutte contre la haine en ligne ». Notamment, le projet de loi prévoit une « infraction consistant à mettre en danger la vie d’une autre personne en diffusant des informations relatives à la vie privée, familiale ou professionnelle d’une personne qui permettent de l’identifier ou de la localiser » et dans le but de “l’exposer, elle ou les membres de sa famille, à un risque immédiat d’atteinte à la vie ou à l’intégrité physique ou psychique, ou aux biens”. Semblable à l’article 24 du projet de loi sur la sécurité globale, l’article 18 est en réalité une deuxième version de l’article 24 si ce dernier n’est pas adopté.
D’une manière générale, ce projet de loi suit une logique répressive, que le Défenseur des droits n’a pas hésité à qualifier d’instrument de “renforcement global du contrôle de l’ordre social”. Il contient plusieurs mesures qui constituent une atteinte grave à la liberté d’expression et à la liberté d’association. ARTICLE 19 s’inquiète notamment de ce que, suite à ce projet de loi, les ONGs en France se trouveront plus étroitement surveillées dans leurs modes opératoires, notamment leurs demandes de subventions, y compris venant de l’étranger. Par ailleurs, l’article 8 permettra d’étendre les motifs de leur dissolution (voir exposé des motifs). Le gouvernement ne semble pas non plus s’être préoccupé du fait que de telles mesures puissent stigmatiser davantage les communautés musulmanes ou avoir un effet discriminatoire. Nous invitons donc le Sénat, qui va maintenant examiner le projet de loi, à s’assurer que ses dispositions respectent les droits humains, notamment dans le sens des recommandations du Défenseur des droits.
La dissolution administrative des associations et organisations en France
La liberté d’association est un principe à valeur constitutionnelle inspiré de la loi de 1901. La dissolution d’une association nécessite un décret pris en conseil de ministres. Les motifs sont limitativement définis dans le code sécurité intérieure à l’article L212-1. Les associations ou groupement de fait ne peuvent être dissoute que si elle « provoquent à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, soit propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence ».
Les organisations et associations de la société civile sont des vecteurs importants pour l’exercice de la liberté d’expression et l’accès à l’information. La société civile demande des comptes au gouvernement et, ce faisant, contribue à la démocratie. Une société civile diversifiée, inclusive et active est essentielle pour faire face aux problèmes actuels en France. En effet, la démocratie repose sur la liberté de chaque personne d’exprimer ses idées et ses opinions.
Le CCIF était une organisation ayant pour but de lutter contre les discriminations à l’encontre des musulmans en France et de soutenir les victimes de l’islamophobie. En novembre 2020, le ministre de l’intérieur Darmanin a annoncé son intention d’engager la dissolution de la structure pour cause de diffusion de « propagande islamiste », suite à l’assassinat de l’enseignant Samuel Paty. Le ministre de l’intérieur a par la suite affirmé que l’organisation était un « bureau islamiste contre la République » et l’a accusée de promouvoir « les valeurs de l’islam au-dessus de celles de la République ». Ces affirmations ont été rejetées par le CCIF dans sa déclaration finale avant son auto-dissolution. Cependant, le CCIF a notifié au ministre de l’intérieur que son conseil d’administration avait prononcé la dissolution volontaire du CCIF le 29 octobre. Leurs avoirs ont été transférés à des associations partenaires et à d’autres activités à l’étranger. D’autres associations ont été dissoutes récemment, y compris le groupe d’extrême droite, Génération Identitaire.
ARTICLE 19 est préoccupé par plusieurs aspects liés à ces décisions. Tout d’abord, l’article L212-1 utilise des termes vagues qui ne protègent pas suffisamment les associations d’une dissolution abusive. En effet, l’article ne définit pas ce qu’il entend par la propagation d’idées « tendant à justifier ou encourager » la discrimination, la haine ou la violence. Les termes doivent être clairement et précisément définis au regard des standards internationaux en matière de protection de la liberté d’expression afin de limiter une interprétation large et abusive de l’article en question.
Ensuite, nous constatons que la dissolution d’une organisation non gouvernementale est une décision extrêmement grave, qui ne devrait être envisagée qu’exceptionnellement. Une décision d’une telle ampleur, prise sans contrôle judiciaire préalable, porte gravement atteinte à l’exercice de la liberté d’expression et d’association. Elle peut avoir un effet dissuasif sur les autres organisations qui luttent contre la discrimination et le « discours de haine » en France.
Puisque le gouvernement français se propose de réviser en partie la procédure de dissolution des associations dans la loi confortant les principes républicains, il devrait s’assurer que de telles décisions soient toujours accompagnées d’une procédure devant un juge afin de garantir le droit aux libertés d’expression et d’association.
Prochaines étapes
Toutes ces décisions reflètent des avancées inquiétantes vers des limitations de plus en plus strictes de la liberté d’expression en France sur fond de discours politiques qui paraissent attaquer la liberté académique. En tant que « patrie des droits de l’homme » et pays des Lumières, il est impératif que la France respecte ses obligations internationales en matière de droits de l’homme, non seulement pour les affaires intérieures, mais aussi en tant qu’exemple pour le reste du monde.
ARTICLE 19 invite la France à réévaluer les mesures prises pour s’assurer qu’elles soient compatibles avec le droit international des droits de l’Homme. Restreindre l’exercice de ces droits fondamentaux ne permet pas d’avoir une discussion ouverte, informée et inclusive sur ces sujets. Alors que la campagne pour l’élection présidentielle de 2022 se rapproche, le gouvernement du Président Macron ferait mieux de montrer qu’il est soucieux de respecter et de protéger les droits de l’homme, plutôt que d’adopter des mesures qui risquent d’aggraver les tensions sociales et culturelles actuelles.
- 1Nous souhaitons remercier les cabinets d’avocats DLA Piper, Blake, Cassels and Graydon LLP et Dentons pour leurs recherches sur le droit applicable dans ces pays, et TrustLaw à la Thomson Reuters Foundation pour avoir facilité le projet de recherche.