ARTICLE 19 est déçue de la décision de la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’Homme dans l’affaire S.A.S. c. France. Ce verdict compromet le droit à l’expression d’une minorité pour le confort de la majorité, créant ainsi un dangereux précédent pour les droits de chacun en Europe.
Nous appelons la France à abroger sans délai l’interdiction du port du voile intégral en public.
La requérante, à laquelle il est fait référence en utilisant ses initiales, S.A.S., est une citoyenne française et une musulmane pratiquante. Elle a saisi la Cour européenne des droits de l’Homme (Cour européenne) pour se plaindre qu’une interdiction pénale du port de vêtements dissimulant le visage en public (Loi n° 2010-1192 du 11 octobre 2010) – qui a pris effet en France en avril 2011 – bafouait plusieurs droits en vertu de la Convention européenne des droits de l’Homme (Convention), notamment le droit à la liberté d’expression. Tout contrevenant risque une amende pouvant aller jusqu’à 150 € ou doit participer à un stage de citoyenneté.
L’arrêt de la Grande Chambre est le premier dans lequel la Cour européenne aborde la question de la compatibilité d’une interdiction pénale du port du voile intégral dans un lieu public avec la Convention.
En se basant sur le droit international et le droit comparé, ARTICLE 19 a déposé des interventions de tiers dans cette affaire, en avançant que cette interdiction bafouait la liberté d’expression et le droit à l’égalité de la requérante. Nous y expliquons que le port de symboles religieux, y compris le voile intégral, constituait un acte expressif protégé par le droit à la liberté d’expression et qu’en tant que tel, toute restriction en la matière devait être prévue par la loi, poursuivre un but légitime et être nécessaire dans une société démocratique. Notamment, nous affirmons que de telles restrictions ne peuvent être justifiées par de simples spéculations ou suppositions concernant leur nécessité dans le but de servir des intérêts individuels ou publics, mais qu’elles doivent être étayées par des éléments solides.
Dans ce document, nous citons un certain nombre de spécialistes indépendants des Nations unies qui ont fait remarquer que les interdictions portant sur la tenue religieuse, y compris le voile intégral, bafouaient la liberté d’expression et allaient à l’encontre de la promotion du pluralisme et de la tolérance. Nous notons également que plusieurs corps législatifs nationaux ont estimé que de telles mesures étaient discriminatoires et les ont donc rejetées, et que plusieurs tribunaux nationaux ont limité certaines lois normatives relatives au port de tenues dissimulant le visage, dont les effets étaient déjà plus faibles que l’interdiction absolue qui fait l’objet de cette affaire.
Dans son arrêt, la Grande Chambre de la Cour européenne considère que l’interdiction de tenues dissimulant le visage entrave les articles 8 (Droit au respect de la vie privée et familiale) et 9 (Liberté de pensée, de conscience et de religion) de la Convention, et note que le port du voile intégral est « l’expression d’une identité culturelle qui contribue au pluralisme dont la démocratie se nourrit ». Cependant, la Cour européenne a estimé que cette entrave était justifiée.
D’une manière que deux juges dissidents ont qualifiée d’« extravagante et imprécise », la Cour européenne a conclu que cette interdiction poursuivait un but légitime visant à préserver « le vivre-ensemble » au travers du « respect des exigences minimales de la vie en société », fondé sur le rôle majeur que joue le visage dans les interactions sociales. La Cour européenne a respecté la décision du corps législatif national en laissant une large marge d’appréciation à l’État sur les questions relatives à la religion et en jugeant que l’interdiction absolue des tenues dissimulant le visage était à la fois nécessaire et proportionnée, et donc compatible avec la Convention.
Si aucune entorse à la Convention n’a été établie, il est important de souligner que la Cour européenne a rejeté les arguments du gouvernement français, qui avançait que l’interdiction du voile intégral pouvait constituer un moyen de promouvoir l’égalité des femmes ou le respect de la dignité d’autrui.
Bien que l’arrêt de la Cour européenne soit décevant et problématique à plusieurs égards, ARTICLE 19 salue la dissidence des juges Angelika Nußberger et Helena Jäderblom, qui ont attaché bien plus d’importance aux éléments relatifs à la liberté d’expression dans leur analyse, mis en cause la façon dont la Cour pouvait garantir la jouissance des droits fondamentaux de chacun sur des motifs aussi vagues, et insisté pour que la Cour cherche s’il y avait violation de la Convention.
Nous sommes d’accord avec elles sur le fait que l’objectif du « vivre-ensemble » ne constitue pas une raison spécifique suffisante pour restreindre les droits fondamentaux, y compris le droit à la liberté d’expression. Si on poursuit dans cette logique, les opinions des minorités pourraient aisément être censurées uniquement pour supprimer toute expression controversée de la sphère publique.
En particulier, les deux juges dissidentes ont fait observer que le malaise social n’était pas dû au voile en lui-même mais à la perception du symbolisme qu’il représente, qui n’est pas la même pour celles qui choisissent de le porter. Et même si ce n’était pas le cas, il n’existe toujours aucun « droit de ne pas être choqué ou provoqué par des modèles différents d’identité culturelle ou religieuse ». Le voile ne peut donc pas être simplement interdit pour limiter les préjugés de la majorité. La Convention protège les opinions et actions choquantes, offensantes et dérangeantes, et une société démocratique devrait accepter cette diversité au lieu de chercher à l’éradiquer. ARTICLE 19 estime que ces éléments auraient dû mener la Cour européenne à examiner les faits sous l’angle de l’article 10 de la Convention et à déterminer qu’il y avait violation.
En ce qui concerne la large marge d’appréciation laissée à l’État, les juges dissidentes ont souligné que la Cour européenne aurait dû mieux surveiller cette affaire. De façon similaire aux interventions soumises par ARTICLE 19, elles ont identifié l’importance des droits en jeu et noté que seuls deux États membres du Conseil de l’Europe avaient instauré des interdictions semblables des tenues dissimulant le visage, tandis que bien d’autres États avaient rejeté de telles mesures ou les avaient restreintes par le biais des tribunaux nationaux. Par conséquent, il est raisonnable de conclure qu’il existe une tendance vers un consensus européen concernant la compatibilité entre les droits fondamentaux et l’interdiction absolue du voile. Selon ARTICLE 19, si l’arrêt s’était plus concentré sur la liberté d’expression, une moindre marge d’appréciation aurait permis d’établir une violation de la Convention.
En ce qui concerne la proportionnalité des sanctions, les juges dissidentes ont fait remarquer que même les plus petites amendes avaient un grave effet d’accumulation sur les femmes forcées de choisir entre exprimer leurs convictions religieuses et désobéir à la loi. Des moyens moins intrusifs, tels que des programmes d’éducation pour améliorer l’intégration, seraient donc bien plus appropriés que des sanctions pénales. ARTICLE 19 invite à examiner le Plan d’action de Rabat, lancé par le Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’Homme en 2013, et qui contient des lignes directrices positives en la matière.
ARTICLE 19 rappelle qu’elle considère qu’une interdiction absolue du port de tenues dissimulant le visage en public bafoue le droit à la liberté d’expression et les garanties contre la discrimination en vertu du droit international relatif aux droits humains.