ARTICLE 19 condamne fermement la violence meurtrière et la répression des manifestants ainsi que l’étouffement en cours sur la liberté d’expression et du droit de manifester en Côte d’Ivoire. Les différentes manifestations organisées dans tout le pays contre la décision du président Alassane Dramane Ouattara de se présenter pour un troisième mandat ont entraîné une violence et une répression mortelles. La police a utilisé les gaz lacrymogènes pour disperser les manifestants. Les manifestations de Divo, dans le sud du pays, le week-end des 22 et 23 août, ont provoqué la mort de quatre personnes et plusieurs blessés, ainsi que des biens et matériels endommagés.
Le 21 août 2020 une dizaine des femmes ont été arrêtées lors d’une manifestation à la place de Sodemi. Suite aux protestations de la semaine précédente, au moins six personnes ont été tuées, 173 ont été blessées et au moins 69 personnes dont cinq femmes arrêtées.
« Les événements de ces deux dernières semaines ont plongé la Côte d’Ivoire dans un climat de violence, de peur et d’insécurité. Ces violences meurtrières mettent en péril la démocratie et ont pour effet de museler les voix dissidentes », a déclaré Fatou Jagne Senghore, Directrice Régionale de ARTICLE 19, Afrique de l’Ouest.
La liberté d’expression et le droit de manifester sont des droits humains importants, essentiels dans une société démocratique. Ils sont garantis par le droit national et international et les normes souscrites par la Côte d’Ivoire.
La décision du président Ouattara de se présenter pour un troisième mandat et l’interdiction des manifestations par le gouvernement
Après s’être engagé le 5 mars 2020 à ne pas se présenter à l’élection présidentielle du 31 octobre 2020, le président Ouattara est revenu sur sa promesse lors d’un discours prononcé à l’occasion du 60e anniversaire de l’indépendance en août et a ainsi annoncé sa candidature.
L’opposition et la société civile ont ensuite appelé à des manifestations contre la décision du président Alassane Ouattara de briguer un troisième mandat. En réaction aux protestations spontanées qui ont commencé dans différentes régions du pays et après avoir reçu la notification de certaines d’entre elles, le gouvernement a interdit les manifestations publiques.
Dans un communiqué de presse datant du 12 Août, le Ministre de l’Administration territoriale et de la Décentralisation Sidiki Diakité a interdit la manifestation prévue pour le 13 août. Le gouvernement est allé encore plus loin. Lors de la réunion du cabinet du 19 août 2020, il a annoncé une interdiction des manifestations jusqu’au 15 Septembre 2020. Dans ce contexte de restriction de l’espace civique, le président Ouattara a été officiellement choisi comme candidat de son parti, le Rassemblement des Houphouëtistes pour la Démocratie et la Paix (RHDP) à l’élection présidentielle.
« A deux mois de l’élection présidentielle, ces mesures drastiques musèlent la liberté d’expression et le droit de manifester. C’est choquant de restreindre l’espace civique avant une élection présidentielle démocratique ».
ARTICLE 19 est très préoccupé par la réponse du gouvernement à la suite de ces protestations. Les autorités doivent immédiatement lever l’interdiction, qui constitue un véritable recul pour la liberté d’expression et le droit de manifester et qui sape la participation des citoyens. De telles mesures d’urgence ne doivent jamais être utilisées à des fins politiques.
La Loi 1960 et la Constitution 2016 en Côte d’Ivoire garantissent les libertés d’association, de réunion et de manifestation pacifique. La Commission Nationale des Droits de l’Homme de Côte d’Ivoire a explicitement déclaré que seule la notification est nécessaire et aucune autorisation n’est nécessaire pour organiser une manifestation.
Lors de l’ Examen périodique universel (EPU) de 2019, la Côte d’Ivoire a accepté de garantir effectivement la liberté de réunion telle qu’elle est inscrite dans la Constitution et de veiller à ce que les journalistes, les défenseurs des droits de l’homme et les autres acteurs de la société civile puissent exercer librement leurs droits à la liberté d’expression, d’association et sans crainte de représailles, d’intimidation ou de harcèlement, en particulier dans le contexte de la prochaine élection présidentielle en 2020.
« La récente interdiction de manifester avant la prochaine élection est un pas en arrière. Elle va totalement à l’encontre de la législation de la Côte d’Ivoire, de ses engagements et obligations internationaux visant à garantir la liberté d’expression ».
Depuis 2019, la Côte d’Ivoire a régulièrement réprimé les manifestations publiques des partis politiques et de la société civile. En juin 2019, le pays a révisé son code pénal, qui criminalise tout rassemblement public et non armé susceptible de troubler l’ordre public. Le maintien d’une définition vague de « l’ordre public », ouverte à l’interprétation des autorités, peut entraîner une augmentation des abus. Cette disposition empêche l’expression des voix dissidentes et viole la liberté d’expression et le droit de se réunir pacifiquement.
Arrestations illégales de femmes
Le 21 août, une dizaine de femmes ont été arrêtées à la place Sodemi lors de la manifestation pacifique contre la décision du président Ouattara de se présenter pour un troisième mandat. Elles ont bravé l’interdiction des manifestations par le gouvernement et ont exercé leur droit de manifester, mais la police a utilisé des gaz lacrymogènes pour les disperser.
Lors des manifestations du 13 août 2020, cinq femmes dont Anne-Marie Bonifon Coordinatrice de Générations et Peuples Solidaires (GPS), ont été arrêtées pour « trouble à l’ordre public, incitation à la révolte, violence contre les forces de l’ordre et destruction de biens d’autrui ».
Dans la nuit du 15 au 16 août, les autorités ont procédé à une série d’arrestations des membres de la société civile à Abidjan, dont Pulchérie Gbalet, présidente de l’Alternative Citoyenne Ivoirienne (ACI), qui est accusée « d’incitation à la révolte et appel à l’insurrection » et a été détenue à Abidjan dans le bureau de Unité de lutte contre le grand banditisme (ULGB, une section de la police). Elle aurait été arrêtée avec deux de ses collaborateurs et aurait été placée sous mandat de dépôt à la prison d’Abidjan le mercredi 19 août 2020.
La Côte d’Ivoire est un État partie du protocole de la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples relatifs aux droits des femmes en Afrique qui exige du pays qu’il veille à ce que les femmes puissent participer librement aux processus politiques et décisionnels.
« Si les femmes ne peuvent même pas exprimer leur opinion politique sans risquer d’être arrêtées, comment pouvons-nous attendre des femmes qu’elles se sentent libres de participer pleinement au processus politique? L’arrestation de ces femmes est un autre exemple de l’incapacité totale de la Côte d’Ivoire à garantir que toutes les femmes puissent participer à la vie politique sur un pied d’égalité. Le gouvernement doit les libérer immédiatement ».
Violence mortelle et répression lors des manifestations
Dans la nuit du 22 au 23 août, selon les médias locaux, quatre personnes ont été tuées à Divo au cours des affrontements, plusieurs ont été blessées et des biens endommagés à la suite des violentes protestations qui ont suivi l’investiture du président Ouattara comme candidat du RHDP à la prochaine élection présidentielle. La tension demeure à Gagnoa et Bonoua, où de violentes protestations et des affrontements ont également eu lieu.
Entre le 10 et le 14 août, une forte tension a régné dans plusieurs villes de Côte d’Ivoire, dont Abidjan, Daoukro, Bonoua et Ferkéssédougou. Des affrontements entre les manifestants et les forces de sécurité ont entraîné la mort par balle d’un jeune de 18 ans à Bonoua. A Daoukro, quatre personnes ont été tuées lors des manifestations. A Port-Bouët et dans les autres zones, les citoyens ont exigé le départ du président au terme de son deuxième mandat. Plusieurs personnes ont été blessées, et d’autres arrêtées pendant ces manifestations.
Selon le Ministre de la sécurité et de la protection civile de la Côte d’Ivoire, le Général Diomande, 69 manifestants ont été arrêtés pour « trouble à l’ordre public, incitation à la révolte, violence contre les forces de l’ordre et destruction des biens d’autrui ». Un total de 173 personnes ont été blessées, dont 10 policiers, 02 gendarmes et 92 civils. Six morts ont été dénombrés, quatre à Daoukro, un à Gagnoa et à un Bonoua.
« ARTICLE 19 condamne fermement les pertes en vies humaines lors des violents affrontements entre les manifestants et les forces de l’ordre pour avoir exprimé leur droit à la liberté d’expression et de réunion. La protestation est un droit. Les autorités doivent immédiatement libérer les personnes arrêtées, enquêter sur les causes des violences et des morts et traduire en justice les responsables de la répression. Les autorités doivent en outre mettre fin à la répression et à l’interdiction des manifestations ».
« Il est important que les citoyens puissent exercer leur droit de manifester. Le droit à la vie est inhérent à toute personne et les autorités doivent garantir la sécurité de chacun ».
Selon Amnesty International, des personnes armées ont infiltré les manifestations et ont agressé les manifestants à Yopougon sans que la police n’intervienne ou ne les arrête. La police a manqué à son obligation de garantir le droit de manifester et de protéger les manifestants contre la violence.
Les lignes directrices sur la liberté d’association et de réunion en Afrique soulignent que la protestation est un droit, Les lignes directrices de la Commission africaine sur le contrôle des rassemblements par les forces de l’ordre en Afrique définissent le rôle des forces de sécurité lors des manifestations, y compris l’obligation de protéger les manifestants. Elle n’est pas non plus conforme aux principes de base des Nations Unies sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu, au code de conduite des Nations unies pour les responsables de l’application des lois et aux lignes directrices sur la liberté d’association et de réunion en Afrique.
Le ministre de la sécurité et de la protection civile n’a pas accepté la responsabilité du gouvernement dans la répression de la manifestation, mais a plutôt souligné le caractère illégal de ces manifestations et a insisté que les investigateurs de ces violences et leurs auteurs seront traduits en justice.
ARTICLE 19 réitère que le fait de ne pas autoriser une manifestation ne la rend pas illégale en soi. Il doit y avoir un espace pour les rassemblements spontanés. La liberté d’expression et la liberté de manifester sont des droits humains, essentiels dans toute société démocratique.
« Nous demandons au gouvernement d’enquêter sur le rôle joué par les forces de sécurité et de veiller à ce que des mesures soient prises à l’encontre de tout responsable des forces de sécurité qui n’aurait pas protégé les manifestants ou qui serait soupçonné d’avoir fait un usage excessif de la force. S’il existe des preuves qu’un manifestant est soupçonné d’un crime, il doit également être poursuivi en justice ».
Le Secrétaire Général des Nations Unies a, dans une déclaration, exprimé sa préoccupation face à la violence et appelé toutes les parties prenantes à résoudre leurs différends par le dialogue et à créer un environnement propice à une élection pacifique, inclusive et crédible.
Mme Marthe Coulibaly, Coordinatrice Nationale de la Coalition Ivoirienne des Défenseurs des Droits de l’Homme, a fait écho aux préoccupations concernant l’interdiction des manifestations :
« Le gouvernement doit garantir la liberté de manifester à tous les citoyens, tant pour les militants des partis au pouvoir que pour les dirigeants de l’opposition qui n’ont toujours pas cette possibilité. Il est également important de délivrer une autorisation de manifestation aux défenseurs des droits de l’homme qui se trouvent malheureusement confrontés à la difficulté de ne pas pouvoir exercer leurs droits. Le droit de manifester est garanti dans la loi ivoirienne sur les défenseurs des droits de l’homme et les autorités doivent respecter la loi ».
Recommandations
ARTICLE 19 exhorte les autorités à :
- Libérer sans condition toutes les personnes arrêtées uniquement pour avoir exercé leur droit à la liberté d’expression, d’association et de réunion ;
- Ouvrir une enquête indépendante et transparente afin d’identifier les causes des violences meurtrières, des interdictions arbitraires de manifester et des arrestations illégales et traduire en justice les personnes soupçonnées d’être responsables d’actes criminels dans le cadre de procès équitables ;
- Lever toutes les mesures visant à restreindre le droit de manifester et la liberté d’expression et s’abstenir de toute action qui augmente la tension et la violence et détériore le climat politique déjà délétère.
Pour plus d’informations, veuillez contacter:
Eliane NYOBE, Senior Programme Assistant, ARTICLE 19 West Africa.
E: [email protected]; T: +221 33 869 03 22
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